"Tu
veux un monde meilleur, plus fraternel? Eh bien commence à
le faire: fais le en toi et autour de toi, fais le en petit et il
grandira": telle est la doctrine de Lanza del Vasto, poète
et mystique chrétien contemporain (1901-1981), qui s'est
efforcé toute sa vie durant, de faire prévaloir l'idée
d'une "Civilisation de l'Amour" sur les désordres
sociaux.
. Ce disciple
de Gandhi et de Vinôba, qui résolut de dévouer
toute sa vie à la prédication de la sagesse retrouvée
et qui fonda pour cela en Occident un Ordre au service de la paix,
à l'enseigne du Travail des mains et de la Non-violence,
a sans doute quelque chose à dire sur l'attitude à
prendre en face de la technique
Vie et figure de Lanza del Vasto
Lanza
del Vasto naquit en Pouilles, région du sud-est de l'Italie,
en 1901. Il reçut une éducation soignée et
poursuivit ses études jusqu'au doctorat en philosophie qu'il
obtient de l'Université de Pise, pour une thèse connue
sous le titre d'"Approches de la Trinité spirituelle".
Mais Lanza continue de chercher et de se chercher: "La Vérité,
écrit-il, n'est pas une quelconque combinaison verbale et
mentale. Elle est dans le dense silence intérieur, elle est
dans la conformité du Dedans et du Dehors".
Il vit dans plusieurs capitales et pratique divers métiers,
négligeant le gain et refusant partout de se fixer. À
trente ans et pendant cinq ans, il vagabonde à travers le
sud de l'Europe, visitant les îles grecques, la Terre Sainte
et la Turquie. Il connaît la pauvreté et la faim et
s'initie progressivement à l'art de vivre: "Fille de
poésie et soeur de délivrance, dit-il, que notre pauvreté
soit exquise en toutes choses".
En 1936, il part pour l'Inde afin d'interroger Gandhi sur sa doctrine
non-violente. Il apprend qu'elle est une manière d'être
d'où procède une manière de faire. Pour le
Mahatma: "l'homme se fait en faisant quelque chose, nul n'est
dispensé du travail de ses mains". Cette réponse
rejoint une longue quête personnelle, celle de ne pas séparer
mais d'unir: le corps et l'esprit, l'action et la contemplation.
Rentré en Europe, il résolut de s'établir en
France mais se sentit impuissant à communiquer le message
à l'Occident qui se préparait à la guerre.
Il partit donc sur les routes, vers la Terre Sainte, où il
arriva à
Bethléem (la maison du pain) à Noël 1938. Rentré
de nouveau en France, il commença à édifier
une
communauté d'hommes et de femmes, vivant du travail de leurs
mains qui seul permet de n'abuser de personne et d'échapper
soi-même à la servitude.
Nous sommes durant l'hiver 1939-40; à Paris, deux ateliers
s'ouvrent, celui des ciseleurs et des tisseuses, pendant qu'en banlieue
on cultive un lopin de terre. Puis, cinq ans plus tard, c'est la
communauté rurale de Tournier, en Saintonge. Puis ensuite,
la fondation de Saint-Pierre de Bollène que les compagnons
durent encore quitter quand le gouvernement construisit l'usine
atomique de Marcoule, l'endroit ne convenant plus au silence recherché.
Enfin, depuis 1964, la communauté de
l'Arche (il nous faut tous monter dans l'Arche, comme Noé,
pour traverser les eaux tumultueuses du siècle) s'est fixée
à la Borie Noble, sur un mont rocheux des Cévennes,
dans le département de l'Héraut, au sud de la France.
Cette rapide évocation de l'homme et de l'oeuvre prépare,
me semble-t-il, à comprendre la position de Lanza del Vasto
sur la culture technologique.
Culture
et technique
La
culture consiste à développer soit le corps (culture
physique), soit l'esprit ou l'âme (culture intellectuelle
ou morale). Et Alain précise qu'"être cultivé,
c'est remonter à la source et boire dans le creux de sa main,
non dans une coupe empruntée". (Propos sur l'éducation,
p. 171). Quant à la technique, c'est l'ensemble de procédés
mis en oeuvre pour obtenir un résultat déterminé;
ce qui fait
que "la technique et, en général, toute technicité
ont l'innocence de l'instrument". (Paul Ricoeur, Histoire et
Vérité, p. 225).
Culture et technique ne s'opposent donc pas; elles sont même
susceptibles de se compléter. Une technique de plus en plus
scientifique, i.e. parfaite et rigoureuse, permet à l'homme
de prendre en charge sa propre destinée et celle du monde,
en même temps qu'elle contribue à son épanouissement.
"Le malheur, a dit Gandhi, c'est que les hommes ne savent plus
faire de leurs mains les choses nécessaires à la vie."
Mais la technique est un obstacle à la culture dans la mesure
où elle est close sur elle-même, ne cherchant rien
au-delà de la stricte efficacité. Car, dans ce cas,
elle peut favoriser l'accaparement des richesses mais l'asservissement
de l'homme: l'homme au service de la machine et de la production.
Que la technique qui est un moyen, soit envisagée comme un
moyen: elle ne saurait, dans ces conditions, être que bienfaisante.
"Qu'elle
attire tout à elle, qu'elle absorbe science et culture, c'est
alors qu'elle devient dangereuse, surtout dans un siècle
où la spécialisation risque d'enfermer les producteurs
dans des compartiments éventuellement sans fenêtres."
(A. Siegfried, Aspects du XXe s., p. 211).
Pour Lanza del Vasto et la Communauté de l'Arche, la culture
doit servir à l'approfondissement de l'être et non
à la multiplication de l'avoir. Faut-il le répéter
autrement ? Étymologiquement, dans le mot culture il y a
l'idée de "tourner autour", de se développer
autour d'un point qui sert de centre. Et ce point qui est au centre
de toute "révolution", c'est l'homme. C'est lui
qu'il faut d'abord changer et qu'il faut d'abord servir. Aussi,
notre culture est fausse quand elle nous fait croire que nous vivrons
dans le meilleur des mondes "quand la science et la technique
auront découvert de nouveaux secrets de la matière
et inventé des machines encore plus perfectionnées
et plus automatiques, quand l'homme sera enfin débarrassé
du travail des mains" (Nouvelles de l'Arche, année XII,
juin 1964, p. 140). La véritable culture, pour l'Arche, est
d'une toute autre nature; elle est une recherche active du sens
de la Création, de la destinée de l'homme et des lois
de sa croissance; elle doit nous conduire à la redécouverte
en l'homme de son unité perdue.
Bien que reconnaissant certains avantages de la machine, l'Arche
lui préfère résolument l'homme. Voici comment
un compagnon, Jo Pyronnet, s'en explique: "Par elle-même,
la technique moderne comme la science qui lui a donné naissance
est objective, i.e. étrangère à l'homme. Voyez
n'importe quelle usine, construite dans le but de fabriquer des
caisses à fromage, des supports-chaussettes, des moteurs
à réaction, des bombes atomiques ou n'importe quoi
d'autre, et non pour servir l'homme. Dans toutes les usines, ce
sont les hommes qui servent la machine. Partout elle impose sa loi.
En entrant dans cette logique et dans ce rythme qui déshumanisent,
l'homme peut tirer des avantages
certains de la machine... Cherchez d'abord le rendement, dit la
technique, la justice, la fraternité et le paradis sur terre
vous seront donnés par surcroît. C'est ce mensonge
que nous refusons... Nous mettons en question la direction et les
méthodes au centre d'une société où
les problèmes humains sont posés et résolus
par une science et une technique pour qui l'homme est un objet...
Grâce à la technique, des besoins artificiels sont
systématiquement développés, les désirs
et les
prétentions de l'homme sont multipliés et exaspérés
avant même que soit assurée la satisfaction des besoins
essentiels de tous." (Nouvelles de l'Arche, année XIII,
mars 1965, p. 82 et 83).
Voilà qui rejoint l'analyse de tous les esprits critiques
qui ont jugé sévèrement notre société
technologique, en suggérant parfois des remèdes. Comme
le personnalisme de Mounier, La Vingt-cinquième heure et
à La Seconde chance, de Virgil Gheorghiu, au Meilleur des
mondes d'Aldous Huxley, à L'Homme unidimensionnel d'Herbert
Marcuse. Je pense à des films comme À nous la liberté,
de René Clair, La ville, de King Vidor, et Solitude, de Paul
Fejos. La technique peut
engendrer des illusions, susciter une exaltation indue de la matière,
faire croire que c'est le moyen unique et adéquat de résoudre
toutes les difficultés de l'humanité.
Mais cette mise en garde étant faite, n'allons pas conclure
que l'Arche refuse la technique, qu'elle nie à l'intelligence
humaine le droit d'améliorer ses conditions matérielles.
L'Arche refuse simplement de voir dans l'homme un objet d'exploitation.
La technique n'est pas mauvaise en soi (et, comme dit Shantidas,
ne peut l'être, puisqu'elle n'a pas de Soi); ce qui est mauvais,
c'est de
la mettre à la première place et de lui soumettre
tout le reste. Bien au contraire, des techniques même très
élaborées pourront être tenues comme bonnes
par l'Arche, si elles respectent l'Homme au départ et si
elles visent le bien de l'homme, de tous les hommes, comme fin.
Dans Présentation de l'Arche, Lanza del Vasto écrit
encore ceci: "Ce qui nous importe d'abord, c'est l'unité
de l'homme. L'extrême division du travail telle qu'elle se
pratique aujourd'hui, le travail à la chaîne et la
mécanisation, c'est la destruction totale de l'ouvrier, sa
réduction en poussière. Voilà la principale
raison de notre aversion pour la machine. " (p. 11).
Le respect du travailleur et du travail, c'est cela qui est au centre
de la préoccupation de Lanza del Vasto, quand on le questionne
sur la culture technologique. Partout et toujours l'homme demande
d'être reconnu et respecté: c'est le cri de l'ouvrier
qui répond au numéro matricule de son usine, c'est
la plainte du pauvre contre l'opulence du riche, c'est l'appel de
l'homme du Tiers-Monde à son frère installé
dans sa supériorité technique, c'est la contestation
permanente contre l'establishment de tous les temps.
Il est certain que la science technique sert aujourd'hui les intérêts
des pays riches. Mais les desert aussi car le citadin de nos pays
techniquement avancés ne fait que quitter une machine pour
en trouver une autre, et cela du matin au soir. N'est-il pas risqué
qu'il confonde le développement humain et social avec le
développement technique et que, fort de sa supériorité
fallacieuse, il en arrive à mépriser les deux tiers
de l'humanité? L'histoire évoque le souvenir d'empires
techniquement puissants et prestigieux qui ont sombré dans
l'oubli. C'est sans doute le sort qui sera réservé
à notre civilisation occidentale, si nous oublions que "sans
amour, la vie c'est la mort". (Gandhi).
Prenant pour acquis que le progrès technique est le critère
suprême de la civilisation, peut-être faisons-nous trop
bon marché des richesses spirituelles, des valeurs humanisantes,
de la grandeur morale. S'il en était ainsi, il serait urgent
de partir à la recherche d'un sage qui pratique par-dessus
tout l'art de vivre. Écoutons là-dessus, une dernière
fois, le témoignage de Lanza del Vasto: "Si j'ai pris
Gandhi pour maître, c'est qu'étant chrétien,
j'ai voulu l'être jusqu'au bout et non seulement
dans la doctrine, la prière et le rite, mais aussi dans mon
attitude à l'égard de la cité humaine."
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